Ingrid Stübinger : pour une peinture immersive

Bonjour Ingrid, c’est un plaisir de faire votre connaissance. Pouvez-vous nous raconter vos débuts artistiques ?

Je dessine et peins depuis mon enfance. Mais ce n’est qu’après la découverte des aquarelles de Cézanne à l’âge de 16 ans que mon regard sur le monde et mon travail ont changé. J’ai alors développé une autre sensibilité pour les couleurs, les transparences, l’espace et sa construction. Je regardais les objets qui m’entouraient, les paysages autrement. C’est là que j’ai commencé le travail sur le motif. 

Une exposition de Soutine montrant notamment ses carcasses ensanglantées et ses bouquets de fleurs m’a fait ressentir l’énergie puissante de la matérialité de ses peintures. J’ai pris la décision d’aller étudier à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. 

Depuis 1992, je suis installé à Paris où je poursuis mon œuvre et j’enseigne. Les ateliers de la ville de Paris m’ont permis d’approfondir mon travail et poursuivre l’exploration du modèle vivant.  

C’est en 2007 que j’expose pour la première fois à Paris, puis en Allemagne et en Suisse. En 2018, j’ai eu le bonheur de recevoir le Grand prix Taylor pour mes paysages. 

La nature est au cœur de votre travail. Comment sélectionnez-vous les lieux et les sujets que vous représentez sur la toile ?

Lorsque je travaille sur le motif, la sélection du lieu est forcément liée aux   sensations provoquées par ce que je vois. Mon défi est alors de saisir l’essence de ce qui est à l’origine de ces sensations et la transposer sur la toile pour la rendre communicable. 

Depuis un certain temps, ce processus s’est inversé. Je travaille sur de grands formats et à l’atelier.

L’impulsion vient plutôt de l’intérieur, comme si je portais les motifs en moi et que je les faisais sortir à travers mon corps et mes pinceaux. Le travail est plus libre et plus physique. 

Quels sont les artistes, et en particulier les femmes artistes, qui vous ont le plus inspirée et vous inspirent encore ?

Je pense notamment à Paula Modersohn-Becker et à ses paysages sensibles, denses et réduits. Il y a aussi Gabriele Münter, la luminosité et radicalité expressionniste de sa peinture.

Je suis fascinée par l’œuvre et la personne de Rosa Bonheur. C’était une femme de conviction, une personnalité profondément féministe et une icône de l’écologie. Par sa peinture, elle cherche à éveiller les consciences, elle montre que la nature est plus grande que nous et nous dépasse. Elle crée dans sa peinture animalière une interaction et connectivité entre le regard de l’animal et celui du spectateur, elle rend sensible l’âme des animaux. Quelle approche moderne !

Et puis je pense à Joan Mitchell. Les couleurs éclatantes et les vibrations lyriques  de ses abstractions me transportent tous les jours. 

Considérez-vous qu'être une femme artiste aujourd'hui soit une chance, un frein ?

Certes, depuis le début de l’Histoire de l’art, les femmes-artistes représentent un nombre infiniment inférieur en comparaison à leurs collègues masculins présents  dans les musées, les galeries, les collections. 

À ma grande joie, ce déséquilibre est en train de basculer. Le marché de l’art change. Il y a de plus en plus de femmes artistes reconnues. Je me sens comme faisant partie d’un processus et je ressens cela comme un défi et une grande chance.

Toute ma gratitude s’adresse aux femmes artistes pionnières qui, par leur courage, leur témérité, leur persévérance et leur travail hors-pair, nous ont frayé le chemin.